On parle de plus en plus de HPI / multi-potentiels en contexte professionnel, et en particulier de leurs difficultés à pleinement exprimer leurs talents, portant si stratégiques aujourd’hui. Mais pour quelles raisons ce sujet semble-t-il prendre de plus en plus d’ampleur ? Faut-il y voir un phénomène de mode ? Ou est-ce le contexte qui a changé, et généré un sujet qui ne se posait pas il y a 50 ans ?
Ce qu’il faut en retenir :
- Oui le contexte a considérablement changé
- Non ce n’est pas juste un phénomène de mode, même si les nombreuses fausses croyances à ce sujet en induisent une appropriation parfois dévoyée.
Quels changements professionnels depuis 50 ans expliquent l’émergence de ce sujet ? Quels impacts pour ces profils atypiques ? Et pour les entreprises elles-mêmes ? Découvrez-le dans cet article.
Je précise ici que je vous partage ma propre analyse sur le sujet, basée le plus possible sur des arguments factuels et objectifs. Merci à celles et ceux qui contribueront à cette réflexion, le plus possible de façon objective.
Dans un second opus à paraître vendredi 13 juin, je vous parlerai aussi des pistes de solutions pour que ces profils trouvent leur place, et que leurs employeurs bénéficient pleinement de leurs talents et soient les gagnants de demain.
Pourquoi ne parlait-on pas de HPI au travail il y a 50 ans ?
Un modèle industriel à la logique tayloriste de spécialisation
Le monde du travail des années 1970 reposait encore majoritairement sur une logique tayloriste et fordiste, valorisant la spécialisation, voire l’hyperspécialisation. Ce modèle valorisait également la répétition des tâches et donc la stabilité au poste, plus que la polyvalence ou la pensée complexe (*). Dans son ouvrage « Le Travail en Miettes », le sociologue français Georges Friedmann explique dès 1956 comment le travail à la chaîne génère des tâches éclatées, parcellaires, et vides de sens, et réduit le niveau de réflexion et les possibilités d’apports externes des employés.
De même, la curiosité, l’hybridation des compétences ou encore le changement de voie en carrière, autant d’attitudes caractéristiques des multi-potentiels, étaient perçues comme un manque de stabilité ou de fiabilité. Se spécialiser était vu comme la seule voie vers la compétence.
Dans ce contexte, les profils à la pensée arborescente n’avaient pas vraiment leur place, et ce sujet n’existait donc pas.
(*) La notion même de pensée complexe remonte au mieux à la fin des années 70 avec l’ouvrage La Méthode d’Edgar Morin, et n’a été popularisée que récemment.
Une absence de mesure de la « douance » chez l’adulte
Les tests de QI ou d’évaluation cognitive ont longtemps été réservés à l’éducation ou au domaine clinique, dans le cadre de l’évaluation des enfants en contexte scolaire. Et du reste le test était adapté à ce public, mais pas vraiment ajusté en fonction de l’âge et de la situation des adultes. Pas de mesure de QI pour ce public donc. Ce sujet est très bien documenté par Nicolas Gauvrit dans son ouvrage Les surdoués ordinaires (2014).
Un tabou sur la « douance » chez l’adulte
Être enfant « surdoué » en 1975 était plutôt valorisé et encensé, et synonyme de réussite à l’école, et donc de réussite professionnelle future, d’autant plus que le diplôme était presque toujours une garantie de carrière brillante, ce qui n’est plus vrai aujourd’hui.
En contexte professionnel en revanche, être adulte « surdoué » à cette époque était considéré comme une notion prétentieuse, mal vue, voire clivante, et ce terme n’était pas associé à une réalité professionnelle exploitable ou valorisée. C’est d’ailleurs encore vrai aujourd’hui, malgré l’importante littérature à ce sujet, mais sans doute moins qu’il y a 50 ans.
Une absence de concept autour de la multi-potentialité
Le terme HPI était connu, mais essentiellement à l’école (ce qui est toujours vrai aujourd’hui : on le méconnait totalement en contexte professionnel). Mais la « multi-potentialité », exprimant les modes de fonctionnement si particuliers de ces profils atypiques, et pas seulement leurs aptitudes cérébrales, n’était pas encore un concept formulé dans un cadre conceptuel clair.
En effet, même si le terme apparaît au début des années 70 avec Ronald H. Frederickson et John Watson Murray Rothney, et repris en 1990 par Barbara Kerr, ce n’est que vers 2010 que ce terme est popularisé, notamment avec Tamara Fisher ou Emilie Wapnick, et encore, surtout dans les pays anglo-saxons. Myriam Ogier a été une des premières françaises à le faire connaître en … 2021 !
Toujours du fait de cette méconnaissance du sujet, on ne faisait pas encore de lien entre HPI et multi-potentialité, entre haut niveau de QI et façons différentes de fonctionner ; du reste, ce lien est toujours très peu étudié, et donc pris en considération.
Dans ce contexte, exprimer sa spécificité quand elle n’existe pas, ou quand elle est assimilée à une déviance comportementale (dispersion, procrastination, difficulté à se stabiliser en emploi …) est juste impossible.
Une société plus tournée vers l’entreprise que l’individu
Malgré les premiers « chocs pétroliers », les années 70 sont encore marquées de l’esprit des 30 glorieuses, de reconstruction et de développement, où tous les efforts sont tournés vers l’efficacité de la machine économique. Il n’est pas encore question à l’époque de « développement personnel » au travail, même si c’est dès 1954 qu’Abraham Maslow démontre que le travail doit aussi répondre aux aspirations personnelles et pas seulement aux besoins matériels (Motivation and Personality).
Dans le même esprit, les premières grandes études en sciences de gestion sur le travail ignoraient les profils cognitifs atypiques. L’accent était mis sur les comportements collectifs, la productivité, le leadership, mais pas sur la singularité individuelle, comme l’a mis en évidence très tôt le psychologue et sociologue australien Elton Mayo (The Human Problems of an Industrial Civilization – 1933), un constat toujours vrai dans les années 70.
Dans ce contexte, difficile d’exprimer, même vis-à-vis de ses parents, une volonté ou une façon de penser différente, et des besoins individuels sortant de la norme.
Pourquoi n’entendait-on pas parler de leur mal-être professionnel ?
Une inexistence des mots pour le dire et une invisibilité du problème
Encore une fois, les notions de multi-potentialité, de zèbre, ou de profil atypique n’existaient pas. Faute de concepts, les ressentis restaient flous, diffus, personnels — souvent vécus comme une « étrangeté » ou une « instabilité personnelle ». Comme l’explique très bien Christophe André dans son ouvrage Imparfaits, libres et heureux (2006), le mal-être ne peut pas être nommé ni partagé sans existence d’un lexique, et donc d’une reconnaissance sociale, ce qui est plus le cas aujourd’hui.
Des normes sociales fortes de conformité et de loyauté à l’entreprise
Dans les années 70, la stabilité professionnelle était une valeur centrale. On valorisait la loyauté, la patience et la discrétion. Se plaindre de son travail ou montrer un mal-être était perçu comme un signe d’immaturité ou de faiblesse. Et exprimer un sentiment d’ennui ou d’inadéquation au travail était souvent vu comme un problème d’organisation ou de management, ou d’inadéquation au poste de travail, pas comme le signe d’une divergence cognitive.
Aujourd’hui, on va plus vers une société de l’individualisation des parcours, et d’adaptation aux particularités, comme l’a expliqué Richard Sennett dans L’homme flexible (1998).
Dans ce contexte il y a 50 ans, soit les multi-potentiels entraient dans le moule et n’exprimaient pas leurs besoins réels, soit ils se créaient leur propre emploi, par exemple dans le commerce ou l’artisanat, ou alors ils se marginalisaient discrètement (via l’expatriation, l’art ou encore l’enseignement …), et devenaient invisibles aux yeux du monde du travail.
Comme le souligne Emilie Wapnick dans How to Be Everything (2017), beaucoup de profils atypiques développaient aussi des stratégies de camouflage : des carrières multiples discrètes, des changements de voie fréquents justifiés socialement, des choix de métiers à faible visibilité mais à haute liberté (freelance, métiers manuels, journalisme, etc.).
Les troubles psychosociaux étaient peu médiatisés et peu diagnostiqués
Le burn-out n’était pas reconnu, la dépression liée au travail encore taboue. Le mal-être passait sous silence, se traitait parfois par des issues radicales (médicalisation, démission, reconversion marginale, isolement, voire alcoolisme), sans lecture psychologique ou sociale construite. Aujourd’hui le burn-out est reconnu, et sur-représenté chez les multi-potentiels.
Un affaiblissement de la méritocratie ?
Je formule enfin une autre hypothèse : et si les HPI souffraient, aujourd’hui bien plus qu’avant, d’un affaiblissement de la méritocratie ? Et si le mérite n’était plus aussi bien reconnu qu’il y a 50 ans ? Et si en plus, ils avaient paradoxalement perdu en autonomie ces 50 dernières années, malgré un discours toujours plus ouvert sur l’épanouissement personnel ?
C’est un sujet que j’aborderai plus en détail dans un prochain article.
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En synthèse
On ne parlait pas de HPI il y a 50 ans car on survalorisait la spécialisation au détriment des profils multiples et complexes, du fait d’une absence de mesure et d’un tabou sur la douance chez l’adulte, de l’absence de concept autour de la multi-potentialité, et d’une société plus collectiviste, ne favorisant pas l’expression de profils divergents.
Et leur mal-être existait, mais il était muet, diffus, sans langage commun pour être nommé, reconnu ou socialisé. Il s’exprimait souvent sous des formes indirectes, silencieuses ou socialement justifiées, sans que l’on puisse y voir une souffrance liée à une forme d’atypie cognitive ou identitaire.
Pour aller plus loin
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Cyril Barbé