On parle de plus en plus de HPI / multipotentiels en contexte professionnel, et en particulier de leurs difficultés à pleinement exprimer leurs talents, pourtant si stratégiques aujourd’hui. Mais pour quelles raisons ce sujet semble-t-il prendre de plus en plus d’ampleur ? Faut-il y voir un phénomène de mode ? Ou est-ce le contexte qui a changé, et généré un sujet qui ne se posait pas il y a 50 ans ?
Dans mon précédent article à ce sujet, j’évoque plusieurs raisons qui démontrent que c’est bien le contexte qui a profondément changé, expliquant pourquoi on ne parlait pas de multi-potentiels, et pourquoi ils ne pouvaient pas exprimer leur mal-être professionnel.
Dans ce nouvel opus, je détaille un facteur qui me semble peser dans l’émergence de ce phénomène, ou le renforcement de sa visibilité, à savoir l’affaiblissement de la méritocratie. J’aborde aussi en fin d’article des pistes d’actions concrètes, pour permettre aux multi-potentiels de contribuer à infléchir cette évolution, et aux entreprise de valoriser ces talents en interne et ainsi de se démarquer.
Je précise ici que je vous partage ma propre analyse sur le sujet, basée le plus possible sur des arguments factuels et objectifs (cf les éléments en annexe en fin d’article). Merci à celles et ceux qui contribueront à cette réflexion, le plus possible de façon objective.
Un affaiblissement de la méritocratie ?
L’hypothèse que je formule est que la méritocratie de 1975 était certes imparfaite, mais sans doute plus « poreuse » aux profils atypiques, c’est-à-dire qu’elle leur laissait la possibilité de se créer des territoires où développer leurs talents et les faire reconnaître.
Aujourd’hui, un discours sur la reconnaissance individuelle s’est largement développé, mais les mécanismes d’accès à cette reconnaissance et à la réussite se sont standardisés, ce qui pénalise les profils atypiques comme les HPI ou les multi-potentiels.
De plus, notre quête de toujours plus de performance a généré une prééminence des indicateurs (les fameux KPI), au point que ceux-ci sont devenus un but en soi, et non plus des moyens d’atteindre la performance. Et une société baignée de reporting et de slides bien faites favorise plus les carrières de ceux qui savent bien s’exprimer, que les équipiers les plus compétents, comme l’explique Romane Ganneval dans ce récent article du Point. Et ce sont eux qui vont prioritairement grimper dans la hiérarchie et devenir managers.
Plus encore, ceux qui sont mieux reconnus sont aussi parfois ceux qui savent être de « bons soldats », ne pas faire de vagues, accepter tous les changements et toutes les injonctions venant de plus haut, y compris quand elles sont vides de sens, et savoir les faire passer auprès de leurs collaborateurs par de beaux discours.
Dans ce contexte, les HPI / multi-potentiels, épris de justice, d’équité, d’honnêteté, et de sens au travail, qui sont aussi des visionnaires et innovateurs, mais le plus souvent incompris, ne peuvent être que mis à l’écart et frustrés.
Une autonomie professionnelle plus forte dans certains secteurs d’hier
Dans les années 70, les carrières étaient à construire soi-même, avec une forte ouverture aux profils autodidactes, dans une logique de fidélité réciproque entre l’employeur et l’employé, même si le rapport de force était à l’avantage du premier. Aujourd’hui, les carrières sont beaucoup plus balisées et normalisées, pilotées par Ressources Humaines très structurées, appréciant beaucoup plus les parcours normés et linéaires que les profils atypiques, dont elles ne savent pas comment les vendre ni les intégrer aux entreprises.
Il y a 50 ans, les hiérarchies étaient fortes, mais contournables si les compétences étaient avérées. Aujourd’hui, elles sont plus horizontales – au moins dans l’affichage – mais le contrôle est toujours plus fort avec des processus plus présents et un niveau d’exigence plus fort, ce qui laisse moins de marge de manœuvre au management pour faire éclore des talents originaux.
Avant, les évaluations se faisaient par la réputation, certes avec un côté très subjectif. Aujourd’hui, elles le sont par des entretiens annuels, des diplômes et certifications, une mesure des soft-skills, mais très calibrée. Tout cela renforce le conformisme et nuit à l’expression des talents différents. Sauf bien sûr dans quelques entreprises pionnières, sensibles aux question de diversité et d’inclusion des différences.
La méritocratie s’est technocratisée (et les HPI en souffrent)
Autrefois, un brillant autodidacte, un chercheur curieux, ou un ingénieur passionné pouvaient percer par la qualité de leur travail ou leur inventivité. Aujourd’hui, les canaux de reconnaissance sont plus verrouillés par des filtres institutionnels (diplômes, accréditations, conformité culturelle), ce qui invisibilise les talents non linéaires.
Aujourd’hui, il est indispensable d’avoir un bac+5 pour accéder aux fonctions d’encadrement de la plupart des grandes entreprises, et il existe une hiérarchie très rigide au sein de tous ces diplômes. Les autodidactes ont donc de moins leur place dans ce système.
Les entreprises communiquent abondamment sur la diversité, le talent, l’innovation, l’agilité. Mais dans les faits, elles standardisent les parcours via des grilles RH, des soft-skills normées, des évaluations à 360°. La passion, la sensibilité, ou l’originalité ne sont donc plus reconnues, car non mesurables en KPI (ou seulement sur le temps long, ce qui n’est pas acceptable dans un contexte de plus en plus guidé par l’immédiateté). De même pour la transversalité, l’aptitude à croiser les disciplines et à être créatif.
Le sociologue Pierre Bourdieu décrit dès 1970 ce phénomène de standardisation des talents dans son ouvrage La reproduction, une critique de la méritocratie scolaire, qui se prolonge aujourd’hui dans le monde de l’entreprise. De même pour Boltanski & Chiapello dans Le Nouvel esprit du capitalisme (1999), qui montre le glissement d’une logique industrielle vers une logique de réseau, où la créativité devient rhétorique mais reste contrôlée.
Cela crée une tension cognitive pour les HPI, qui brillent souvent par leur capacité à sortir du cadre : ils sont séduits par le discours (qui valorise ce qu’ils sont), mais frustrés par des pratiques qui les brident, et des environnements hyper-processés, où l’initiative est tolérée, mais rarement suivie d’effet, comme le montre Danièle Linhart dans La comédie humaine du travail (2015).
En synthèse : fausse méritocratie, vraie perte d’autonomie
- Avant, les HPI étaient hors système, leur place n’était pas valorisée, mais ils avaient plus de liberté d’agir
- Aujourd’hui, ils sont dans un système qui ne les comprend pas, ils tentent de s’intégrer au système – grandes écoles, entreprises, consulting, mais s’y épuisent faute de reconnaissance de leur fonctionnement profond.
La méritocratie d’avant était basée sur l’autonomie, la preuve par le résultat, et la reconnaissance de la « débrouille » et du travail singulier. Elle est devenue plus institutionnelle, en favorisant les conformes et les bons communicants, en valorisant l’apparence, et la maîtrise des codes institutionnels.
Cette évolution désavantage directement les profils HPI, qui pensent autrement, agissent autrement et refusent souvent de se « mettre en vitrine » comme on le demande aujourd’hui. Ils ne peuvent plus, ni se cacher comme autrefois, ni briller selon leurs propres règles.
Quelles pistes d’actions concrètes ?
Je précise ici que ce ne sont que des directions générales destinées à inspirer, ou à faire réfléchir, pas des solutions toutes faites, des plans d’actions clé-en-main. Je suis à votre disposition pour en échanger de vive voix si cela vous intéresse.
Pour permettre aux multi-potentiels de trouver leur juste place
- Prendre conscience de leur différence (ils sont souvent dans une forme de déni tant ils sont dans la sur-adaptation aux autres depuis très jeunes)
- Mieux assumer leurs différences, pour savoir en faire des atouts dans une société conformiste
- Apprendre à créer leurs propres espaces, adaptés à leurs spécificités, plutôt que d’attendre qu’on leur crée pour eux
- Suivre leurs intuitions originales
- Persévérer face à l’adversité et aux prophètes de malheur : la réussite appartient aux plus tenaces.
- Apprendre à savoir se protéger des personnes toxiques
- Apprendre à gérer et anticiper leurs émotions, et savoir en faire des atouts pour mieux convaincre, mieux influer sur le monde
Pour permettre aux entreprises de valoriser ces talents et se démarquer
- Prendre conscience de la valeur stratégique des talents neuro-atypiques, en particulier des multi-potentiels, dans un monde complexe et incertain.
- Sensibiliser largement en interne à la richesse apportée par la diversité pour booster la performance, et plus généralement développer un état d’esprit d’ouverture à la différence
- Développer des politiques RH qui favorisent réellement l’éclosion de talents différents, créatifs et innovants
- Développer des politiques RH qui contrebalancent le conformisme, les environnement hyper-processés et les KPI
Pour aller plus loin
Participez à mon prochain webinaire gratuit sur le thème « HPI, multi-potentiels : quel projet professionnel pour vous épanouir pleinement ? » du mardi 15 juillet à 18h30.
Si vous cherchez à échanger avec d’autres personnes qui fonctionnent comme vous, et vous approprier vos modes de fonctionnement spécifiques pour en faire des atouts dans votre vie professionnelle, participez à ma formation-action « Masterclass HPI » :
Et pour ne rien perdre de mon actualité c’est ici.
Cyril Barbé
En annexe : les exemples concrets montrant l’institutionnalisation de la méritocratie
Le poids du diplôme et des grandes écoles dans la sélection professionnelle
- 70 % des PDG du CAC 40 sont issus d’un petit nombre d’écoles (Polytechnique, HEC, ENA).
- La mobilité intergénérationnelle en France est l’une des plus faibles d’Europe, malgré un discours officiel sur l’égalité des chances.
Sources Insee, Mobilité sociale et origine scolaire (2021), Monique Dagnaud, Les élites et la nation (Seuil, 2012), rapport Terra Nova, La méritocratie à la française : entre mythe et reproduction sociale (2015).
Le management par la performance visible (KPI, reporting, présentiel actif)
- Le présentéisme est encore valorisé, plus que les résultats intellectuels produits.
- 79 % des salariés dans les grandes entreprises estiment que leur évaluation dépend plus de leur image que de leurs résultats réels.
Source Étude Gallup 2023.
L’essor du « management par le storytelling »
Les individus les plus à l’aise avec les codes de communication, les récits bien ficelés, le personal branding et le langage corporate sont survalorisés, indépendamment de la pertinence ou de la qualité de leurs apports.
- Dans les processus de recrutement, les candidats sont souvent choisis pour leur capacité à raconter leur parcours de façon fluide et alignée sur les attentes, plutôt que pour leur potentiel ou leur singularité.
- L’entretien d’embauche est devenu une scène de performance orale qui favorise les extravertis stratèges.
Sources : Luc Boltanski & Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme (1999), Christophe Dejours, Travail vivant (2009), Harvard Business Review, Why the best candidate doesn’t always get the job (2022)
La montée d’une culture RH standardisante
Les outils RH comme les grilles de compétences, les entretiens comportementaux, ou les tests de personnalité standardisés (MBTI, DISC, Big Five) réduisent la personne à un profil-type, sans tenir compte des formes d’intelligence non conventionnelles.
- Les HPI peuvent échouer à des tests comportementaux censés évaluer la « cohérence émotionnelle », simplement parce qu’ils raisonnent différemment ou perçoivent trop de nuances dans les situations proposées.
- Certaines grilles d’évaluation pénalisent l’esprit critique ou la remise en question, qui sont vus comme un « manque d’esprit d’équipe ».
Sources : Peter Cappelli, Why We Love to Hate HR… and What HR Can Do About It, Harvard Business Review (2015).
Un favoritisme implicite et un conformisme de recrutement
Les processus de cooptation, les biais cognitifs en recrutement, et la préférence pour le profil qui nous ressemble renforcent la reproduction sociale et culturelle dans les organisations.
- Études sur le « clonage des élites » : les recruteurs préfèrent embaucher des candidats qui partagent leurs références, leur formation, leur style.
- Les personnes avec une pensée critique ou une posture décalée sont vues comme « non alignées » plutôt que comme enrichissantes.
Sources : Marie Duru-Bellat, Le mérite contre la justice (2009), Rapport de l’OCDE sur les biais dans le recrutement (2019), Frédéric Laloux, Reinventing Organizations (2014), critique les structures qui étouffent la singularité.