Réussir des projets complexes : l’intuition capitale et à contre-courant d’un ingénieur, clé de réussite du programme Apollo.

La course à la Lune dans les années 60 a constitué un pari fou pour la NASA et le Président Kennedy. En effet, au moment où ce dernier a annoncé au Congrès vouloir s’engager sur une mission pour faire marcher un Homme sur la Lune avant la décennie, le 25 mai 1961, les USA n’ont envoyé qu’un seul homme dans l’espace, et encore à l’occasion d’un vol suborbital, et sont encore loin d’égaler l’URSS et Gagarine et son vol orbital.

La technologie pour emmener des Hommes sur la Lune et les faire revenir sains et sauf sur Terre est très loin d’exister. Pour donner une comparaison, c’est comme si les USA venaient d’annoncer vouloir fabriquer un avion transportant des passagers pour traverser l’atlantique, en disposant de la seule expérience des frères Wright, autrement-dit un gap technologique de plusieurs dizaines d’années.

Un des problèmes majeurs était la conception du lanceur, la fameuse Saturn V, aujourd’hui encore un des plus gros lanceurs jamais conçu au monde.

Pour faire simple, la difficulté pour s’extraire de l’attraction gravitationnelle terrestre, il faut une énorme puissance ; et cette puissance est obtenue par d’énormes moteurs, et donc une grande quantité de carburant. Ce faisant, il faut aussi que les moteurs soient capables de faire décoller leur propre masse, et la masse du carburant disponible au décollage, en lui-même. Un véritable cercle vicieux.

Et pour aller sur la Lune, il faut aussi embarquer un moteur spécifique capable de fonctionner dans le vide spatial, le carburant pour aller de la terre à la Lune et en revenir, mais aussi un vaisseau capable de se poser sur la Lune et d’en redécoller. En résumé, pour faire poser 1 kilogramme sur la Lune, c’est plusieurs dizaines de tonnes qu’il fait faire décoller depuis la Terre. Or à cette époque en 1961, la technologie disponible ne permet pas de concevoir l’énorme lanceur capable de faire l’aller et retour avec tout ce carburant et tous ces équipements.

L’idée est donc de concevoir des lanceurs à étages, qui larguent progressivement une partie de leur masse, devenue inutile, une fois le carburant consumé. Et d’imaginer 2 vaisseaux habités différents, un pour le transfert de la Terre à la Lune et retour, et la rentrée atmosphérique (nécessitant notamment un bouclier thermique), et un second pour se poser sur la Lune et en repartir.

L’intérêt de cette idée étant que, l’attraction gravitationnelle de la Lune étant 6 fois moindre que sur Terre, ce vaisseau spécial pour la Lune pouvait lui aussi être beaucoup plus léger, et ne pas avoir besoin de bouclier thermique, d’où une énorme économie de carburant, et donc un gain de poids énorme au départ de la Terre.

L’épineuse question du lieu de rendez-vous entre les 2 vaisseaux : orbite terrestre ou orbite lunaire ?

Qui dit 2 vaisseaux dit forcément transfert de l’un à l’autre et inversement, et donc rendez-vous entre les 2 vaisseaux. Mais alors se pose la question du lieu de ce rendez-vous : orbite terrestre ou orbite lunaire ? Le premier scénario, nommé EOR pour « Earth-Orbit Rendez-vous », semble intuitivement plus sûr, car les phases délicates d’amarrage et de désamarrage, considérées à l’époque comme ultra-risquées, se déroulent dans la banlieue de la Terre, avec donc plus de possibilités de sauvetage en cas de problème.

Le 2nd scénario, nommé LOR pour « Lunar-Orbit Rendez-vous », semble donc au départ perdu d’avance du fait des risques plus importants. La NASA a passé une année entière à débattre de cette question en 1962, démontrant les tensions liées à ce choix crucial. Werner Von Braun lui-même, concepteur de fusées et « grand prêtre » de la NASA, était un fervent partisan du scénario EOR.

La NASA n’aurait jamais gagné son pari sans l’intuition à contre-courant et l’obstination de John Houbolt, un jeune ingénieur en astronautique.

Il s’est d’ailleurs largement inspiré d’un ouvrage russe datant de 1920 qui prônait déjà cette solution ! Quels étaient ses arguments ? D’abord que le rendez-vous en orbite terrestre contraignait à envoyer vers la Lune un vaisseau beaucoup plus gros et lourd (de l’ordre de 5 à 10 fois), avec donc une consommation de carburant beaucoup plus importante pour alunir et redécoller de la Lune. Ensuite que ce vaisseau beaucoup plus gros et lourd présentait des risques d’enfoncement fatal lors de l’alunissage, la surface du régolithe lunaire étant très mal connue à l’époque.

Durant 18 mois donc, Houbolt a « prêché dans le désert », envers et contre tous, le plus souvent en court-circuitant plusieurs niveaux hiérarchiques au risque de briser sa carrière. Grâce à sa ténacité bien sûr, mais aussi grâce à ses compétences techniques, à son sens de la communication et de la pédagogie, il finit par rallier à sa cause ses hiérarchiques, et enfin Von Braun, à la grande surprise de toutes ses équipes.

Ce choix aura été décisif non seulement dans la réussite du pari de Kennedy, mais aussi dans le sauvetage des 3 astronautes d’Apollo 13 en 1970, quand leur module de commande deviendra inutilisable du fait de l’explosion accidentelle d’un de leur réservoir d’oxygène. C’est le LEM – ou module lunaire – qui leur a servi de « canot de sauvetage » durant leur voyage de retour sur Terre, avant de s’en débarrasser pour la rentrée atmosphérique.

Que fait-il retenir de cette histoire ?

  • Ce n’est pas parce que la majorité se rallie à votre cause qu’elle est bonne (en l’occurrence le choix EOR de la NASA au départ)
  • Ce n’est pas parce que le dirigeant le plus haut placé (en l’occurrence Werner Von Braun) est convaincu par cette cause qu’elle est bonne
  • Ce n’est pas parce que ce même dirigeant a tout réussi jusque là qu’il a forcément raison
  • Ce n’est pas parce que votre intuition (le scénario LOR) est difficile à expliquer de façon rationnelle, qu’elle n’est pas pertinente
  • Ce n’est pas parce que c’est difficile de convaincre que c’est impossible

Il m’arrive souvent de rencontrer ce genre de situations dans les projets, où une infime minorité, voire un seul équipier, tente de faire entendre son intuition, pour dire qu’on n’a pas pris en compte un signal faible important, qu’on ne va pas dans la bonne direction, que les experts n’ont pas toujours raison, qu’il ne faut pas toujours se fier à l’avis de la majorité, mais qu’elle (il) n’est pas entendue parce que cette intuition est difficile à justifier. Et de constater que cette intuition se révèlera pourtant cruciale dans la réussite de leur projet.

Voilà pourquoi autant de projets n’aboutissent pas, ou n’atteignent pas leurs objectifs : parce que la complexité de ces projets échappe à une majorité de leurs acteurs, y compris les plus importants.

Que serait devenu le pari de Kennedy sans l’intuition géniale de Houbolt, et sans sa persévérance à y croire, et à convaincre autour de lui de sa pertinence ?

En savoir plus sur quand et comment s’appuyer sur les intuitions pour réussir vos projets ambitieux : suivez ma Masterclass du 12 avril 2023.

Cyril Barbé

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